En 1802, l'Italien Antonio Canova est le sculpteur le plus admiré d'Europe.
La mode est au "néoclassicisme": il s'agit de se référer à la statuaire antique, considérée comme la forme la plus parfaite de sculpture jamais produite.
La spécialité de Canova, c'est le "nu héroïque". Des corps aux proportions idéales, exhibés non à des fins érotiques, mais parce que la perfection anatomique est alors, en art, symbole de vertu.
D'où ces soldats nus qui peuplent certains tableaux de l'époque, et nous apparaissent aujourd'hui comme des touristes du Cap d'Agde perdus au milieu d'un champ de bataille.
Cette année-là, Canova est convoqué à Paris par un Napoléon bientôt Empereur, qui lui demande de réaliser son portrait monumental, en pied et en marbre.
L'artiste fait le voyage, modèle un buste de son client, et retourne à Rome pour s'atteler au projet.
Quelques années plus tard, l'œuvre est achevée. Haute de plus de 3 mètres, elle est grandiose. Un nu splendide, digne d'un dieu grec. Imaginez Florent Manaudou avec la tête de Napoléon.
Je n'ai pas inséré ici de photo de la statue en pied parce que l'algorithme de LinkedIn s'effarouche facilement: vous demanderez une image à Google.
Son titre? Napoléon en Mars désarmé et pacificateur. Canova a choisi de se référer à Mars, dieu de la guerre, pour symboliser le génie militaire de son modèle. La statue est parfaite.
Napoléon ne la reçoit qu'en 1811. Un marbre de 3 mètres, ça prend du temps, et ça ne s'envoie pas en Chronopost.
Et quand il la voit... il la déteste. Raison invoquée: "trop athlétique". C'est un peu le principe du nu héroïque, me direz-vous. Mais pour lui, c'est rédhibitoire.
D'abord parce que l'Empereur est souvent caricaturé en nabot. Comme il apparaît toujours entouré de soldats colossaux, on l'imagine petit et chétif. Cette statue serait du pain bénit pour ses adversaires.
Ensuite, parce que le Napoléon de 1811 n'est pas celui de 1802. Il ne veut plus de l'image du guerrier conquérant : il veut apparaître en législateur, comme l'auteur du Code Civil. La référence à Mars est donc malvenue.
Résultat: Napoléon planque la statue derrière un rideau dans une aile du Louvre.
Canova s'est planté. Son travail était admirable... mais hors sujet. Obsédé par l'expression de son talent, il n'a questionné ni la personnalité, ni les enjeux, ni l'évolution de son client.
La leçon? Peu importe notre talent : ce qui compte, c'est l'adéquation entre un besoin et une solution.
Les numéros de virtuosité flattent notre égo et impressionnent nos concurrents. Mais la vraie performance, c'est de répondre avec justesse à un besoin parfois subtil.
Cela demande une écoute attentive, une compréhension des enjeux, un peu de psychologie... et assez d'humilité pour étouffer notre désir de montrer l'étendue de notre talent. Si extraordinaire soit ce dernier.