En 1943, Jackson Pollock n'a pas encore imaginé la technique du dripping - projection de peinture sur une toile - qui le rendra célèbre.
A 30 ans, il est un peintre méconnu et névrosé qui carbure à l'alcool et la frustration. Ses œuvres torturées aux accents psychanalytiques n'intéressent presque personne.
Mais cette année-là, ça va changer.
Peggy Guggenheim, grande prêtresse de l'art moderne, vient d'ouvrir une galerie à New York. Mécène influente et épouse de Max Ernst, elle côtoie les artistes européens qui, fuyant la guerre, ont trouvé refuge aux Etats-Unis.
Voulant montrer que l'Amérique aussi a du talent, elle organise un Salon des Jeunes Artistes. Quiconque qui peut soumettre une œuvre, et un jury d'experts sélectionnera celles qui méritent d'être exposées.
Pollock saute sur l'occasion: il envoie Stenographic Figure, toile chaotique au sujet à peine identifiable.
Guggenheim la trouve... "atroce". Elle ne capte rien.
Mais elle la soumet, parmi des dizaines d'autres, au docte cénacle qui doit sélectionner les œuvres prometteuses.
Le premier juré à examiner les candidatures est l'immense Piet Mondrian. Le septuagénaire néerlandais, pionnier de l'art abstrait, jouit d'une aura extraordinaire. Et son travail, tout en lignes droites et en orthogonalité, est à l'opposé de celui de Pollock. Parfaitement antinomique.
Quand il s'arrête devant Stenographic Figure, Guggenheim, navrée et presque honteuse, commente: "Il n'y a aucune discipline. Ce jeune homme a des problèmes, et la peinture en est un. Il ne sera pas retenu."
Mondrian prend son temps: "Je n'en suis pas si sûr. J'essaye de comprendre ce qui se passe. Je crois que c'est la chose la plus intéressante que j'aie vue jusqu'à présent en Amérique. Il faudra surveiller cet homme."
Guggenheim n'en revient pas: "Vous ne parlez pas sérieusement! Vous ne pouvez pas comparer ça à ce que vous faites!"
Réponse de Mondrian: "Tout le monde croit que je ne m'intéresse qu'à ce que je fais. Mais il y a dans la vie et dans l'art beaucoup de choses qui peuvent et doivent être respectées."
Guggenheim, dès lors, ne cessera de soutenir Pollock. Grâce à elle, il va devenir une figure de proue de l'art américain.
Mondrian, ce jour-là, a fait preuve du plus grand des talents: reconnaître celui des autres, même quand il est différent.
Soutenir une proposition opposée à la nôtre n'est jamais facile. Mais si on a la conviction - ou même l'intuition - qu'elle est porteuse de valeur, alors nous avons le devoir de la défendre, et de faire en sorte qu'elle soit prise en compte.
Les mots de Mondrian nous rappellent que nos succès ne devraient pas nous empêcher de rester ouvert à des points de vue différents. Au contraire. Car il y a dans nos métiers "de nombreuses choses qui peuvent et doivent être respectées". ;)
Jackson Pollock, Stenographic Figure, 1943
Piet Mondrian, Composition II in Red, Blue and Yellow, 1930