On connaît Pierre Soulages.
On connaît ses toiles totalement noires.
On connaît sa manière de travailler la matière en la striant, la brossant, la modelant...
On connaît les jeux de lumière sur la surface de sa peinture, tantôt lisse et brillante, tantôt rugueuse et mate.
Bref, on connaît Pierre Soulages.
Mais savez-vous comment est née cette technique si singulière, baptisée "Outrenoir" ?
A la fin des années 70, Soulages est depuis longtemps déjà obsédé par le noir. Mais il n'est pas question alors de monochromie: son travail est une recherche d'équilibre entre l'ombre et la lumière. Des motifs sombres se détachent sur des fonds clairs, tels des idéogrammes tracés à l'encre noire sur du papier jauni.
Jusqu'à un certain soir de 1979.
Voilà des heures qu'il s'acharne sur une toile sans parvenir à l'équilibre souhaité. Chaque coup de pinceau en appelle un autre, les couches de peinture s'accumulent... mais ça ne fonctionne pas. Et ça le rend dingue.
"Le noir, expliquera-t-il, avait envahi la toile. Ca me paraissait sans issue. Depuis des heures, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore... Je pataugeais dans un marécage."
Et alors qu'il est à deux doigts d'un magistral pétage de plombs, il prend la plus sage et la plus difficile des décisions: "Je suis allé dormir."
Certes, ce n'est pas le truc le plus spectaculaire du monde. Et pourtant...
Quand il revient dans son atelier, il retrouve sa toile comme il l'a laissée, recouverte de monceaux de peinture noire. Jusque là, pas de miracle.
Mais il perçoit alors ce qu'il était incapable de distinguer plus tôt: les reflets subtils de la lumière sur les empâtements, coulures et coups de brosse.
L'expérience sensorielle est aussi puissante qu'inattendue: l'Outrenoir est né.
Qu'est-ce qui a changé pendant son sommeil? Deux choses.
D'abord, la lumière ambiante. C'est-à-dire les conditions d'observations.
Mais surtout, le regard de l'artiste: le fait de s'extraire de cette tâche lui a permis de prendre du recul, pour poser un œil neuf sur sa toile. Il a ainsi pu accueillir des sensations auparavant inhibées par la frustration, et percevoir la beauté là où il ne voyait qu'un affreux amoncellement de peinture.
Cette histoire nous rappelle que lâcher prise ne signifie pas abandonner. Mais s'offrir une chance de poser un regard différent sur la situation.
Combien de fois avez-vous eu le sentiment d'être dans un tel "marécage"? Combien de soirées sacrifiées? D'heures supplémentaires? De cheveux arrachés et d'ongles rongés? Et pour quel résultat?
La prochaine fois, au lieu de vous acharner, pensez à Soulages. Allez prendre l'air, discuter avec un collègue, boire un café... ou les trois en même temps.
Ca ne résoudra pas le problème, mais ça vous permettra de l'envisager sous une lumière nouvelle... pour ne plus voir les choses en noir. 😉