Bâle, 1967.
L'homme d'affaires Rudolf Staechelin, en pleins déboires financiers, est contraint de vendre des œuvres de sa prestigieuse collection.
Je l'admets: le désarroi d'un milliardaire obligé de se séparer de quelques toiles de maître, en soi, ne justifie pas une ligne sur un blog. Mais l'affaire a pris une tournure inattendue...
Après avoir étudié toutes les options, Staechelin comprend que la seule manière de renflouer ses comptes, c'est de mettre sur le marché deux toiles de Pablo Picasso.
En l'occurrence : Deux Frères et Arlequin assis, qu'il a laissées en dépôt au Musée de Bâle.
Et c'est là que l'histoire devient intéressante.
Quand la jeunesse bâloise apprend que les Picasso vont quitter leur musée, elle se mobilise.
Pas avec une pétition qu'on fait signer à la hâte, mais par des manifestations, des vraies, avec pancartes et slogans. "All you need is Pablo" clame-t-on en écho au nouveau tube des Beatles, 𝘈𝘭𝘭 𝘺𝘰𝘶 𝘯𝘦𝘦𝘥 𝘪𝘴 𝘭𝘰𝘷𝘦.
L'objectif n'est pas d'obliger Staechelin à garder les toiles, mais de pousser la ville à les racheter.
Elles sont estimées à 8,4 millions de Francs suisses. Sous la pression, le gouvernement bâlois en concède 6. Il manque encore la bagatelle de 2,4 millions.
Qu'à cela ne tienne: toute la population se mobilise. Une grande levée de fonds est lancée, et pour faire taire ceux qui disent qu'un meilleur usage pourrait être fait de l'argent du contribuable, un référendum est organisé.
Résultat: 54% des électeurs approuvent le rachat des toiles. Ouf! les Picasso resteront à Bâle.
Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Car elle arrive aux oreilles de Picasso.
Emu, le peintre invite le directeur du musée sur la Côte d'Azur... et lui offre quatre œuvres supplémentaires. En précisant: "Ce n'est pas à vous que je les offre, mais à la jeunesse bâloise."
Voilà comment les Bâlois, qui refusaient de perdre deux Picasso, en ont gagné six.
L'épisode est entré dans l'histoire: c'est le "Miracle de Bâle".
C'est un fait: nous sommes assez prompts à râler. Et la plupart du temps, nous avons d'excellentes raisons. Mais il est rare que nos revendications soient satisfaites... et plus encore qu'elles soient dépassées.
Comment expliquer alors le Miracle de Bâle?
Je tente une hypothèse.
Cette manifestation était une mobilisation "pour", et non pas "contre". Pour Picasso, pas contre Staechelin.
La ferveur des manifestants n'était pas nourrie par la colère, mais par l'amour de l'art et la fierté populaire. Un déferlement d'ondes positives. C'est ça qui a ému Picasso.
Bien sûr, il ne s'agit pas de réfreiner nos manifestations légitimes de mécontentement. Mais d'encourager, en même temps, les initiatives portées par des émotions différentes mais tout aussi puissantes: la passion, l'attachement et l'enthousiasme.
Car il se pourrait que le résultat se révèle... miraculeux. ;)